Générique
Un récit de Jean Giono dit par Philippe NoiretScénario et dessins : Frédéric Back
Assistante : Lina Gagnon
Trame sonore et musique originale : Normand Roger avec la collaboration de Denis L. Chartrand
Prise de son : Hervé J. Bibeau
Mixage : Michel Descombes, André Gagnon
Caméra d'animation : Claude Lapierre, Jean Robillard
Montage : Norbert Pickering
Contrôle de la qualité : Léo Faucher
Producteur Délégué : Hubert Tison
Réalisateur : Frédéric Back
Production : Société Radio-Canada, 1987
Humaniste et écologiste avant l'heure, l'écrivain Jean Giono (1895-1970) s'est inspiré de son histoire personnelle et de celle de sa région natale pour écrire L'Homme qui plantait des arbres en 1953.
En portant cette histoire à l'écran, Frédéric Back souhaite donner le plus d'écho possible aux réflexions qu'elle amène. Au fil de ses recherches, le cinéaste découvre plusieurs personnes accomplissant de par le monde le même travail humble et obstiné avec aussi peu de moyens que le personnage fictif du récit. L'accueil que le public fait au film dépasse tout ce que son auteur pouvait espérer : des millions d'arbres sont alors plantés sur tous les continents.
Synopsis
L'Homme qui plantait des arbres raconte l'histoire d'Elzéard Bouffier, un berger provençal, qui reboise patiemment un coin de pays d'où la vie s'était retirée. La fascination du narrateur pour l'homme et sa mission l'amène à retourner à la montagne à plusieurs reprises.
Il y voit un paysage désolé et balayé par les vents se transformer graduellement : des sources, des champs cultivés et des villages bourdonnants de vie renaissent au cœur d'une incroyable forêt issue du travail tenace d'un seul homme habité d'une rare générosité.
Le message
" Le reboisement est un remède nécessaire, mais ce n'est pas une solution qui autorise la destruction des forêts séculaires, si riches de variétés et hébergeant une multitude d'espèces vivantes, qui sans elles disparaissent pour toujours " souligne l'artiste engagé.
L'Homme qui plantait des arbres est sans doute le premier film d'animation au monde qui ait eu autant de répercussions. Frédéric Back souhaite que ce succès incite d'autres cinéastes d'animation à se pencher vers ce genre de sujet porteur de message et dont le public semble avoir soif.
Suite au succès retentissant du film L'Homme qui plantait des arbres, les éditeurs Gallimard/Lacombe, de Montréal, décident de rééditer en album la nouvelle de Giono. Les illustrations de Frédéric Back ont contribué à faire connaître ce texte magnifique qui est devenu un classique dans de nombreux pays.
JEAN GIONO - L'HOMME QUI PLANTAIT DES ARBRES
Pour que le caractère d'un être humain
dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune
de pouvoir observer son action pendant de longues années. Si cette action est
dépouillée de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité sans
exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de récompense nulle
part et qu'au surplus elle ait laissé sur le monde des marques visibles, on est
alors, sans risque d'erreurs, devant un caractère inoubliable.
Il y a environ une quarantaine d'années,
je faisais une longue course à pied, sur des hauteurs absolument inconnues des
touristes, dans cette très vieille région des Alpes qui pénètre en Provence.
Cette région est délimitée au sud-est et
au sud par le cours moyen de la Durance, entre Sisteron et Mirabeau; au nord
par le cours supérieur de la Drôme, depuis sa source jusqu'à Die; à l'ouest par
les plaines du Comtat Venaissin et les contreforts du Mont-Ventoux. Elle
comprend toute la partie nord du département des Basses-Alpes, le sud de la
Drôme et une petite enclave du Vaucluse.
C'était, au moment où j'entrepris ma
longue promenade dans ces déserts, des landes nues et monotones, vers 1200 à
1300 mètres d'altitude. Il n'y poussait que des lavandes sauvages.
Je traversais ce pays dans sa plus grande
largeur et, après trois jours de marche, je me trouvais dans une désolation
sans exemple. Je campais à côté d'un squelette de village abandonné. Je n'avais
plus d'eau depuis la veille et il me fallait en trouver. Ces maisons
agglomérées, quoique en ruine, comme un vieux nid de guêpes, me firent penser
qu'il avait dû y avoir là, dans le temps, une fontaine ou un puits. Il y avait
bien une fontaine, mais sèche. Les cinq à six maisons, sans toiture, rongées de
vent et de pluie, la petite chapelle au clocher écroulé, étaient rangées comme
le sont les maisons et les chapelles dans les villages vivants, mais toute vie
avait disparu.
C'était un beau jour de juin avec grand
soleil, mais sur ces terres sans abri et hautes dans le ciel, le vent soufflait
avec une brutalité insupportable. Ses grondements dans les carcasses des
maisons étaient ceux d'un fauve dérangé dans son repas.
Il me fallut lever le camp. A cinq heures
de marche de là, je n'avais toujours pas trouvé d'eau et rien ne pouvait me
donner l'espoir d'en trouver. C'était partout la même sécheresse, les mêmes
herbes ligneuses. Il me sembla apercevoir dans le lointain une petite
silhouette noire, debout. Je la pris pour le tronc d'un arbre solitaire. A tout
hasard, je me dirigeai vers elle. C'était un berger. Une trentaine de moutons
couchés sur la terre brûlante se reposaient près de lui.
Il me fit boire à sa gourde et, un peu
plus tard, il me conduisit à sa bergerie, dans une ondulation du plateau. Il
tirait son eau - excellente - d'un trou naturel, très profond, au-dessus duquel
il avait installé un treuil rudimentaire.
Cet homme parlait peu. C'est le fait des
solitaires, mais on le sentait sûr de lui et confiant dans cette assurance.
C'était insolite dans ce pays dépouillé de tout. Il n'habitait pas une cabane
mais une vraie maison en pierre où l'on voyait très bien comment son travail
personnel avait rapiécé la ruine qu'il avait trouvé là à son arrivée. Son toit
était solide et étanche. Le vent qui le frappait faisait sur les tuiles le
bruit de la mer sur les plages.
Son ménage était en ordre, sa vaisselle
lavée, son parquet balayé, son fusil graissé; sa soupe bouillait sur le feu. Je
remarquai alors qu'il était aussi rasé de frais, que tous ses boutons étaient
solidement cousus, que ses vêtements étaient reprisés avec le soin minutieux
qui rend les reprises invisibles.
Il me fit partager sa soupe et, comme
après je lui offrais ma blague à tabac, il me dit qu'il ne fumait pas. Son chien,
silencieux comme lui, était bienveillant sans bassesse.
Il avait été entendu tout de suite que je
passerais la nuit là; le village le plus proche était encore à plus d'une
journée et demie de marche. Et, au surplus, je connaissais parfaitement le
caractère des rares villages de cette région. Il y en a quatre ou cinq
dispersés loin les uns des autres sur les flans de ces hauteurs, dans les
taillis de chênes blancs à la toute extrémité des routes carrossables. Ils sont
habités par des bûcherons qui font du charbon de bois. Ce sont des endroits où
l'on vit mal. Les familles serrées les unes contre les autres dans ce climat
qui est d'une rudesse excessive, aussi bien l'été que l'hiver, exaspèrent leur
égoïsme en vase clos. L'ambition irraisonnée s'y démesure, dans le désir
continu de s'échapper de cet endroit.
Les
hommes vont porter leur charbon à la ville avec leurs camions, puis retournent.
Les plus solides qualités craquent sous cette perpétuelle douche écossaise. Les
femmes mijotent des rancoeurs. Il y a concurrence sur tout, aussi bien pour la
vente du charbon que pour le banc à l'église, pour les vertus qui se combattent
entre elles, pour les vices qui se combattent entre eux et pour la mêlée
générale des vices et des vertus, sans repos. Par là-dessus, le vent également
sans repos irrite les nerfs. Il y a des épidémies de suicides et de nombreux
cas de folies, presque toujours meurtrières.
Le berger qui ne fumait pas alla chercher
un petit sac et déversa sur la table un tas de glands. Il se mit à les examiner
l'un après l'autre avec beaucoup d'attention, séparant les bons des mauvais. Je
fumais ma pipe. Je me proposai pour l'aider. Il me dit que c'était son affaire.
En effet : voyant le soin qu'il mettait à ce travail, je n'insistai pas. Ce fut
toute notre conversation. Quand il eut du côté des bons un tas de glands assez
gros, il les compta par paquets de dix. Ce faisant, il éliminait encore les
petits fruits ou ceux qui étaient légèrement fendillés, car il les examinait de
fort près. Quand il eut ainsi devant lui cent glands parfaits, il s'arrêta et
nous allâmes nous coucher.
La société de cet homme donnait la paix.
Je lui demandai le lendemain la permission de me reposer tout le jour chez lui.
Il le trouva tout naturel, ou, plus exactement, il me donna l'impression que
rien ne pouvait le déranger. Ce repos ne m'était pas absolument obligatoire,
mais j'étais intrigué et je voulais en savoir plus. Il fit sortir son troupeau
et il le mena à la pâture. Avant de partir, il trempa dans un seau d'eau le
petit sac où il avait mis les glands soigneusement choisis et comptés.
Je remarquai qu'en guise de bâton, il
emportait une tringle de fer grosse comme le pouce et longue d'environ un mètre
cinquante. Je fis celui qui se promène en se reposant et je suivis une route
parallèle à la sienne. La pâture de ses bêtes était dans un fond de combe. Il
laissa le petit troupeau à la garde du chien et il monta vers l'endroit où je
me tenais. J'eus peur qu'il vînt pour me reprocher mon indiscrétion mais pas du
tout : c'était sa route et il m'invita à l'accompagner si je n'avais rien de
mieux à faire. Il allait à deux cents mètres de là, sur la hauteur.
Arrivé à l'endroit où il désirait aller,
il se mit à planter sa tringle de fer dans la terre. Il faisait ainsi un trou
dans lequel il mettait un gland, puis il rebouchait le trou. Il plantait des
chênes. Je lui demandai si la terre lui appartenait. Il me répondit que non.
Savait-il à qui elle était ? Il ne savait pas. Il supposait que c'était une
terre communale, ou peut-être, était-elle propriété de gens qui ne s'en
souciaient pas ? Lui ne se souciait pas de connaître les propriétaires. Il
planta ainsi cent glands avec un soin extrême.
Après le repas de midi, il recommença à
trier sa semence. Je mis, je crois, assez d'insistance dans mes questions
puisqu'il y répondit. Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette
solitude. Il en avait planté cent mille. Sur les cent mille, vingt mille était
sortis. Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié, du fait
des rongeurs ou de tout ce qu'il y a d'impossible à prévoir dans les desseins
de la Providence. Restaient dix mille chênes qui allaient pousser dans cet
endroit où il n'y avait rien auparavant.
C'est à ce moment là que je me souciai de
l'âge de cet homme. Il avait visiblement plus de cinquante ans. Cinquante-cinq,
me dit-il. Il s'appelait Elzéard Bouffier. Il avait possédé une ferme dans les
plaines. Il y avait réalisé sa vie. Il avait perdu son fils unique, puis sa
femme. Il s'était retiré dans la solitude où il prenait plaisir à vivre
lentement, avec ses brebis et son chien. Il avait jugé que ce pays mourait par
manque d'arbres. Il ajouta que, n'ayant pas d'occupations très importantes, il
avait résolu de remédier à cet état de choses.
Menant moi-même à ce moment-là, malgré mon
jeune âge, une vie solitaire, je savais toucher avec délicatesse aux âmes des
solitaires. Cependant, je commis une faute. Mon jeune âge, précisément, me
forçait à imaginer l'avenir en fonction de moi-même et d'une certaine recherche
du bonheur. Je lui dis que, dans trente ans, ces dix mille chênes seraient
magnifiques. Il me répondit très simplement que, si Dieu lui prêtait vie, dans
trente ans, il en aurait planté tellement d'autres que ces dix mille seraient
comme une goutte d'eau dans la mer.
Il étudiait déjà, d'ailleurs, la
reproduction des hêtres et il avait près de sa maison une pépinière issue des
faînes. Les sujets qu'il avait protégés de ses moutons par une barrière en
grillage, étaient de toute beauté. Il pensait également à des bouleaux pour les
fonds où, me dit-il, une certaine humidité dormait à quelques mètres de la
surface du sol.
Nous nous séparâmes le lendemain.
L'année d'après, il y eut la guerre de 14
dans laquelle je fus engagé pendant cinq ans. Un soldat d'infanterie ne pouvait
guère y réfléchir à des arbres. A dire vrai, la chose même n'avait pas marqué
en moi : je l'avais considérée comme un dada, une collection de timbres, et
oubliée.
Sorti de la guerre, je me trouvais à la
tête d'une prime de démobilisation minuscule mais avec le grand désir de
respirer un peu d'air pur. C'est sans idée préconçue - sauf celle-là - que je
repris le chemin de ces contrées désertes.
Le pays n'avait pas changé. Toutefois,
au-delà du village mort, j'aperçus dans le lointain une sorte de brouillard
gris qui recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la veille, je m'étais
remis à penser à ce berger planteur d'arbres. « Dix mille chênes, me disais-je,
occupent vraiment un très large espace ».
J'avais vu mourir trop de monde pendant
cinq ans pour ne pas imaginer facilement la mort d'Elzéar Bouffier, d'autant
que, lorsqu'on en a vingt, on considère les hommes de cinquante comme des
vieillards à qui il ne reste plus qu'à mourir. Il n'était pas mort. Il était
même fort vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait plus que quatre
brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il s'était débarrassé des
moutons qui mettaient en péril ses plantations d'arbres. Car, me dit-il (et je
le constatais), il ne s'était pas du tout soucié de la guerre. Il avait
imperturbablement continué à planter.
Les chênes de 1910 avaient alors dix ans
et étaient plus hauts que moi et que lui. Le spectacle était impressionnant.
J'étais littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas, nous passâmes
tout le jour en silence à nous promener dans sa forêt. Elle avait, en trois
tronçons, onze kilomètres de long et trois kilomètres dans sa plus grande
largeur. Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l'âme de
cet homme - sans moyens techniques - on comprenait que les hommes pourraient
être aussi efficaces que Dieu dans d'autres domaines que la destruction.
Il avait suivi son idée, et les hêtres qui
m'arrivaient aux épaules, répandus à perte de vue, en témoignaient. Les chênes
étaient drus et avaient dépassé l'âge où ils étaient à la merci des rongeurs;
quant aux desseins de la Providence elle-même, pour détruire l'oeuvre créée, il
lui faudrait avoir désormais recours aux cyclones. Il me montra d'admirables
bosquets de bouleaux qui dataient de cinq ans, c'est-à-dire de 1915, de
l'époque où je combattais à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds
où il soupçonnait, avec juste raison, qu'il y avait de l'humidité presque à
fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents et très décidés.
La création avait l'air, d'ailleurs, de
s'opérer en chaînes. Il ne s'en souciait pas; il poursuivait obstinément sa
tâche, très simple. Mais en redescendant par le village, je vis couler de l'eau
dans des ruisseaux qui, de mémoire d'homme, avaient toujours été à sec. C'était
la plus formidable opération de réaction qu'il m'ait été donné de voir. Ces
ruisseaux secs avaient jadis porté de l'eau, dans des temps très anciens.
Certains de ces villages tristes dont j'ai parlé au début de mon récit
s'étaient construits sur les emplacements d'anciens villages gallo-romains dont
il restait encore des traces, dans lesquelles les archéologues avaient fouillé
et ils avaient trouvé des hameçons à des endroits où au vingtième siècle, on
était obligé d'avoir recours à des citernes pour avoir un peu d'eau.
Le vent aussi dispersait certaines
graines. En même temps que l'eau réapparut réapparaissaient les saules, les
osiers, les prés, les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre.
Mais
la transformation s'opérait si lentement qu'elle entrait dans l'habitude sans
provoquer d'étonnement. Les chasseurs qui montaient dans les solitudes à la
poursuite des lièvres ou des sangliers avaient bien constaté le foisonnement
des petits arbres mais ils l'avaient mis sur le compte des malices naturelles
de la terre. C'est pourquoi personne ne touchait à l'oeuvre de cet homme. Si on
l'avait soupçonné, on l'aurait contrarié. Il était insoupçonnable. Qui aurait
pu imaginer, dans les villages et dans les administrations, une telle
obstination dans la générosité la plus magnifique ?
A partir de 1920, je ne suis jamais resté
plus d'un an sans rendre visite à Elzéard Bouffier. Je ne l'ai jamais vu
fléchir ni douter. Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse ! Je n'ai pas
fait le compte de ses déboires. On imagine bien cependant que, pour une
réussite semblable, il a fallu vaincre l'adversité; que, pour assurer la
victoire d'une telle passion, il a fallu lutter avec le désespoir. Il avait,
pendant un an, planté plus de dix mille érables. Ils moururent tous. L'an
d'après, il abandonna les érables pour reprendre les hêtres qui réussirent
encore mieux que les chênes.
Pour avoir une idée à peu près exacte de
ce caractère exceptionnel, il ne faut pas oublier qu'il s'exerçait dans une
solitude totale; si totale que, vers la fin de sa vie, il avait perdu
l'habitude de parler. Ou, peut-être, n'en voyait-il pas la nécessité ?
En 1933, il reçut la visite d'un garde
forestier éberlué. Ce fonctionnaire lui intima l'ordre de ne pas faire de feu
dehors, de peur de mettre en danger la croissance de cette forêt naturelle.
C'était la première fois, lui dit cet homme naïf, qu'on voyait une forêt
pousser toute seule. A cette époque, il allait planter des hêtres à douze
kilomètres de sa maison. Pour s'éviter le trajet d'aller-retour - car il avait
alors soixante-quinze ans - il envisageait de construire une cabane de pierre
sur les lieux mêmes de ses plantations. Ce qu'il fit l'année d'après.
En 1935, une véritable délégation
administrative vint examiner la « forêt naturelle ». Il y avait un grand
personnage des Eaux et Forêts, un député, des techniciens. On prononça beaucoup
de paroles inutiles. On décida de faire quelque chose et, heureusement, on ne
fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt sous la sauvegarde de
l'Etat et interdire qu'on vienne y charbonner. Car il était impossible de
n'être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en pleine santé. Et elle
exerça son pouvoir de séduction sur le député lui-même.
J'avais un ami parmi les capitaines
forestiers qui était de la délégation. Je lui expliquai le mystère. Un jour de
la semaine d'après, nous allâmes tous les deux à la recherche d'Elzéard
Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres de l'endroit
où avait eu lieu l'inspection.
Ce capitaine forestier n'était pas mon ami
pour rien. Il connaissait la valeur des choses. Il sut rester silencieux.
J'offris les quelques oeufs que j'avais apportés en présent. Nous partageâmes
notre casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la contemplation
muette du paysage.
Le côté d'où nous venions était couvert
d'arbres de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l'aspect du pays en
1913 : le désert... Le travail paisible et régulier, l'air vif des hauteurs, la
frugalité et surtout la sérénité de l'âme avaient donné à ce vieillard une
santé presque solennelle. C'était un athlète de Dieu. Je me demandais combien
d'hectares il allait encore couvrir d'arbres.
Avant de partir, mon ami fit simplement
une brève suggestion à propos de certaines essences auxquelles le terrain d'ici
paraissait devoir convenir. Il n'insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il
après, que ce bonhomme en sait plus que moi. » Au bout d'une heure de marche -
l'idée ayant fait son chemin en lui - il ajouta : « Il en sait beaucoup plus
que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen d'être heureux ! »
C'est grâce à ce capitaine que, non
seulement la forêt, mais le bonheur de cet homme furent protégés. Il fit nommer
trois gardes-forestiers pour cette protection et il les terrorisa de telle
façon qu'ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin que les bûcherons
pouvaient proposer.
L'oeuvre ne courut un risque grave que
pendant la guerre de 1939. Les automobiles marchant alors au gazogène, on
n'avait jamais assez de bois. On commença à faire des coupes dans les chênes de
1910, mais ces quartiers sont si loin de tous réseaux routiers que l'entreprise
se révéla très mauvaise au point de vue financier. On l'abandonna. Le berger
n'avait rien vu. Il était à trente kilomètres de là, continuant paisiblement sa
besogne, ignorant la guerre de 39 comme il avait ignoré la guerre de 14.
J'ai vu Elzéard Bouffier pour la dernière
fois en juin 1945. Il avait alors quatre-vingt-sept ans. J'avais donc repris la
route du désert, mais maintenant, malgré le délabrement dans lequel la guerre
avait laissé le pays, il y avait un car qui faisait le service entre la vallée
de la Durance et la montagne. Je mis sur le compte de ce moyen de transport
relativement rapide le fait que je ne reconnaissais plus les lieux de mes
dernières promenades. Il me semblait aussi que l'itinéraire me faisait passer
par des endroits nouveaux. J'eus besoin d'un nom de village pour conclure que
j'étais bien cependant dans cette région jadis en ruine et désolée. Le car me
débarqua à Vergons.
En 1913, ce hameau de dix à douze maisons
avait trois habitants. Ils étaient sauvages, se détestaient, vivaient de chasse
au piège : à peu près dans l'état physique et moral des hommes de la
préhistoire. Les orties dévoraient autour d'eux les maisons abandonnées. Leur
condition était sans espoir. Il ne s'agissait pour eux que d'attendre la mort :
situation qui ne prédispose guère aux vertus.
Tout était changé. L'air lui-même. Au lieu
des bourrasques sèches et brutales qui m'accueillaient jadis, soufflait une
brise souple chargée d'odeurs. Un bruit semblable à celui de l'eau venait des
hauteurs : c'était celui du vent dans les forêts. Enfin, chose plus étonnante,
j'entendis le vrai bruit de l'eau coulant dans un bassin. Je vis qu'on avait
fait une fontaine, qu'elle était abondante et, ce qui me toucha le plus, on
avait planté près d'elle un tilleul qui pouvait déjà avoir dans les quatre ans,
déjà gras, symbole incontestable d'une résurrection.
Par ailleurs, Vergons portait les traces
d'un travail pour l'entreprise duquel l'espoir était nécessaire. L'espoir était
donc revenu. On avait déblayé les ruines, abattu les pans de murs délabrés et
reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait désormais vingt-huit habitants
dont quatre jeunes ménages. Les maisons neuves, crépies de frais, étaient entourées
de jardins potagers où poussaient, mélangés mais alignés, les légumes et les
fleurs, les choux et les rosiers, les poireaux et les gueules-de-loup, les
céleris et les anémones. C'était désormais un endroit où l'on avait
envie d'habiter.
A partir de là, je fis mon chemin à pied.
La guerre dont nous sortions à peine n'avait pas permis l'épanouissement
complet de la vie, mais Lazare était hors du tombeau. Sur les flans abaissés de
la montagne, je voyais de petits champs d'orge et de seigle en herbe; au fond
des étroites vallées, quelques prairies verdissaient.
Il n'a fallu que les huit ans qui nous
séparent de cette époque pour que tout le pays resplendisse de santé et
d'aisance. Sur l'emplacement des ruines que j'avais vues en 1913, s'élèvent maintenant
des fermes propres, bien crépies, qui dénotent une vie heureuse et confortable.
Les vieilles sources, alimentées par les pluies et les neiges que retiennent
les forêts, se sont remises à couler. On en a canalisé les eaux. A côté de
chaque ferme, dans des bosquets d'érables, les bassins des fontaines débordent
sur des tapis de menthes fraîches. Les villages se sont reconstruits peu à peu.
Une population venue des plaines où la terre se vend cher s'est fixée dans le
pays, y apportant de la jeunesse, du mouvement, de l'esprit d'aventure. On
rencontre dans les chemins des hommes et des femmes bien nourris, des garçons
et des filles qui savent rire et ont repris goût aux fêtes campagnardes. Si on
compte l'ancienne population, méconnaissable depuis qu'elle vit avec douceur et
les nouveaux venus, plus de dix mille personnes doivent leur bonheur à Elzéard
Bouffier.
Quand je réfléchis qu'un homme seul,
réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir
du désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine
est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu'il a fallu de
constance dans la grandeur d'âme et d'acharnement dans la générosité pour
obtenir ce résultat, je suis pris d'un immense respect pour ce vieux paysan
sans culture qui a su mener à bien cette oeuvre digne de Dieu.
Elzéard Bouffier est mort paisiblement en
1947 à l'hospice de Banon.
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